Une mémoire à réparer : reconnaître le génocide des Roms en France
- Alice
- 6 sept.
- 9 min de lecture
Dans la nuit du 2 au 3 août 1944, les derniers survivants du Zigeunerlager d'Auschwitz-Birkenau soit 4300 hommes, femmes et enfants roms, sintis, manouches, gitans, yéniches, furent massacrés. Cette extermination de masse marque un moment clé du génocide des Roms pendant la Seconde Guerre mondiale, qui coûta la vie à 300 000 à 500 000 personnes en Europe selon les estimations historiques. Pourtant, en France, cette tragédie reste largement méconnue, ignorée, voire même niée par l'Etat. Pourquoi ce silence ? Pourquoi la reconnaissance tarde-t-elle ?
Une persécution méthodique, oubliée
La persécution des Roms pendant la Seconde Guerre mondiale ne fut ni improvisée, ni marginale : elle fut méthodique, centralisée, progressive et profondément européenne. Longtemps négligée par les historiens et les politiques, cette persécution fut pourtant l'un des rouages de l'idéologie nazie fondée sur la "pureté raciale".
Dans les années 1930 en Allemagne, les Roms et les Sintis sont considérés comme des "éléments étrangers au peuple", classés comme "asociaux", puis comme des ennemis biologiques de l'Etat. Dès 1936, le régime nazi crée un camp spécial à Berlin-Marzahn pour y interner les Roms. En 1938, l'Office central de lutte contre la menace tsigane est établi à Munich, avec pour mission de ficher, surveiller et "traiter" ces populations.
L'extermination devient planifiée à partir de 1942, avec la déportation vers Auschwitz-Birkenau, où un camp spécifique leur est dédié : le tristement célèbre Zigeunerlager. C'est là que, dans la nuit du 2 au 3 août 1944, 4300 personnes seront gazées, après avoir été enfermées pendant des mois dans des conditions inhumaines.
Mais la responsabilité du génocide dépasse les seuls nazis. Dans les territoires occupés ou alliés à l'Allemagne, les politiques antitsiganes ont été appliquées, souvent de manière zélée. En Croatie, sous le régime oustachi, des massacres systématiques ont été perpétrés : entre 16 000 et 20 000 Roms y furent tués. En Roumanie, ce sont environ 25 000 personnes qui ont été déportées dans la région de Transnitrie, où beaucoup moururent de faim ou de froid. La Hongrie, la Slovaquie, les pays baltes, mais aussi la France, ont participé à ces politiques d'exclusion et d'extermination.
En France, la répression commence bien avant l'occupation allemande. Dès 1912, la IIIe République impose aux "Nomades" un carnet anthropométrique, véritable outil de contrôle policier et de fichage racial. Ces documents mentionnent, entre autres, la taille de l'oreille droite, la forme du crâne, la couleur des yeux, avec une obsession pseudo-scientifique pour les marqueurs dits "raciaux". En avril 1940, un décret interdit leur circulation et autorise les préfets à les assigner à résidence ou à les interner.
Sous Vichy, la politique s'intensifie : une trentaine de camps d'internements sont ouverts, souvent dans des conditions dégradantes. L'administration française mène elle-même les recensements, effectue des décomptes quotidiens, et tient à jour des fiches sur la santé, l'aptitude au travail, l'âge, le nombre d'enfants, les objets détenus par les familles... Une bureaucratie de l'humiliation, d'une précision glaciale.
Et pourtant, à la Libération, tout s'efface. Les camps ferment dans l'indifférence. Les archives ne sont pas détruites, mais elles sont oubliées. Les victimes, elles, sont réduites au silence. Cette persécution, qui a pourtant concerné des milliers de personnes sur le territoire national, ne sera ni enseignée, ni commémorée. Le génocide des Roms devient alors le grand absent de la mémoire française.
Le long combat pour la reconnaissance du génocide des Roms
Le silence institutionnel qui suit la guerre n'est pas accidentel : il est structurel. Après 1945, aucune politique de réparation n'est mise en place pour les Roms. A la différence des résistants, des déportés politiques ou des victimes juives, les "Nomades" internés ne sont pas considérés comme des victimes du nazisme, mais comme des marginaux assignés à résidence "pour leur propre sécurité".
Dans les années 1960, des survivants tentent d'obtenir la reconnaissance de leur statut d'internés politiques. En vain. L'administration oppose systématiquement le même argument : ils n'ont pas été persécutés pour des raisons raciales, mais en raison de leur mode de vie. Cette distinction, purement idéologique, ancre durablement l'idée que les Roms ne seraient pas des victimes à part entière, mais des exclus presque "naturels" de la société.
Il faut attendre les années 1980 pour que ce récit commence à être déconstruit. Des historiens indépendants, comme Jacques Sigot, commencent à exhumer les archives, à retrouver les survivants, à reconstituer l'histoire des camps. Leur travail pionnier est primordial, mais reste largement ignoré par les institutions.
En 1994, l'Institue d'histoire du temps présent (IHTP), mandaté par le gouvernement, publie un rapport sur les "Tsiganes en France pendant la Seconde Guerre mondiale". Ce rapport, très critiqué, conclut que seuls 3000 Roms ont été internés, et que les persécutions en France ne relèveraient pas d'une logique génocidaire. En clair : pas de reconnaissance, pas de réparation. Ce chiffre, fondé sur des données administratives incomplètes, exclut les assignés à résidence, pourtant très nombreux, et nie l'ampleur du système concentrationnaire français.
Le travail de mémoire autour du génocide des Roms ne peut se limiter à une reconnaissance symbolique ou cérémonielle. Il engage profondément les fondements de nos sociétés : les institutions, l’école, la justice, les politiques publiques. Car il ne s’agit pas seulement de se souvenir d’un crime passé, mais de comprendre comment les mécanismes qui ont rendu ce crime possible, tels que la stigmatisation, la déshumanisation, la catégorisation administrative ou encore l'exclusion sociale, perdurent encore aujourd’hui.
En France, la mémoire du génocide des Roms est indissociable de la manière dont l’État continue à traiter ses citoyens dits « gens du voyage », une catégorie administrative héritée en droite ligne de celle des « Nomades », instaurée en 1912. Ce n’est pas un hasard si la loi du 16 juillet 1912 imposait à ces populations un carnet anthropométrique, obligatoire jusqu’en 1969, dans lequel étaient consignés des éléments d’identification physique. Ce contrôle étatique, d’essence racialisante, n’a jamais été entièrement démantelé ; il s’est transformé, mais non supprimé.
Aujourd’hui encore, les « gens du voyage » sont régis par un statut administratif particulier : obligation de rattachement à une commune, quota de stationnement souvent non respecté, discrimination dans l’accès à la santé, à l’emploi ou à l’éducation. Ce traitement différencié rappelle que les politiques anti-tsiganes ne relèvent pas uniquement du passé, mais bien d’un présent toujours conflictuel. La continuité dans le contrôle et la marginalisation de ces populations constitue une barrière majeure à l’intégration pleine et entière de la mémoire du génocide dans le récit national.
C’est pourquoi les initiatives comme le Mur des Noms, porté par le projet NOMadeS et soutenu par des descendants d’internés, sont extrêmement importantes aujourd'hui. Le projet propose une base de données collaborative recensant les noms des internés et assignés à résidence en tant que "Nomades". Ces initiatives ne se contentent pas de répertorier les victimes ; elles politisent la mémoire. Elles la lient à des revendications contemporaines : égalité des droits, réparations, justice sociale. Elles rappellent que commémorer ne suffit pas si, dans le même temps, les enfants et petits-enfants des victimes continuent d’être discriminés, expulsés, stigmatisés dans l’espace public.
Une jeunesse rom qui se lève
Ce sont souvent les jeunes qui portent les combats mémoriels les plus courageux. Parce qu’ils n’ont pas connu les camps, mais portent en eux l’héritage du silence, de la honte, de la transmission brisée. Parce qu’ils vivent encore, au quotidien, les conséquences sociales et politiques de l’histoire de leurs familles. Parce qu’ils refusent d’être assignés à l’oubli.
En 2025, à l’occasion du 81e anniversaire de la liquidation du camp des Roms à Auschwitz-Birkenau, le collectif Zor, composé de jeunes Roms, Manouches, Gitans, Sintis et Yéniches a lancé une campagne frappante : l’envoi de 14 lettres à 14 députés de l’Assemblée nationale. Ces lettres sont des répliques, presque mot pour mot, des missives envoyées entre 1940 et 1944 par leurs ancêtres internés en France, lettres restées sans réponse. Elles témoignent du désespoir de celles et ceux qui, depuis les camps ou les résidences forcées, demandaient simplement à être reconnus comme des êtres humains.
En relançant ces appels, 80 ans plus tard, ces jeunes retournent la question à la République : allez-vous enfin répondre ? Allez-vous écouter ? Allez-vous reconnaître ?
Leur mobilisation est d’autant plus urgente que le climat politique actuel se tend, avec une montée de l’extrême droite, des discours de haine et de la banalisation de l’anti-tsiganisme.
Au-delà de cette action symbolique, ces jeunes réclament des actes concrets : la reconnaissance du génocide des Roms, une loi mémorielle, des réparations, et une lutte réelle contre les discriminations. Ils réclament aussi une place dans l’espace public, une visibilité, une dignité. Leur parole est à la fois intime et politique. Elle fait le lien entre les déportations d’hier et les évacuations de campements d’aujourd’hui, entre les recensements d’hier et les contrôles policiers d’aujourd’hui, entre le silence des autorités de 1944 et celui des élus de 2025.
Ces jeunes ne veulent pas seulement faire mémoire. Ils veulent que la France cesse d’ignorer leur histoire, cesse de les reléguer aux marges, cesse de construire une mémoire à deux vitesses. Leur combat est exemplaire. Il s’inscrit dans la tradition des luttes mémorielles des enfants de l’immigration, des descendants d’esclaves, des anciens colonisés. Il rappelle que l’Histoire ne se referme pas tant que ses blessures restent ouvertes.
Ce que l'Europe nous dit
Depuis 2015, l’Europe a officiellement fait du 2 août la Journée européenne de commémoration du génocide des Roms. Cette reconnaissance, tardive mais nécessaire, marque une inflexion mémorielle majeure. Elle vient combler, du moins symboliquement, des décennies de silence, de déni et d’indifférence institutionnelle à l’égard d’un génocide longtemps qualifié de « mineur » ou « secondaire ».
Le Conseil de l’Europe et le Parlement européen ont multiplié les initiatives ces dernières années pour faire vivre cette mémoire. Alain Berset, Secrétaire général du Conseil de l’Europe, déclarait en 2025 : « Rendre hommage aux victimes roms, c’est défendre la vérité contre le déni, la dignité contre la déshumanisation et la justice contre l’impunité. »
Cette parole politique forte s’accompagne d’actions concrètes. Le programme RomaMemory, lancé conjointement avec l’Union européenne, œuvre pour la sensibilisation, l’éducation et la préservation de la mémoire du génocide romani. Des guides pédagogiques, des expositions itinérantes, des modules de formation pour les enseignants et des projets communautaires dans les quartiers roms sont progressivement mis en place à travers l’Europe.
Certaines nations ont même investi dans des lieux de mémoire. L’Allemagne a inauguré en 2012 à Berlin un mémorial national en hommage aux Roms et Sintis victimes du nazisme. En République tchèque, un centre de mémoire est en cours de construction sur le site d’un ancien camp de concentration rom. En Pologne, les cérémonies au sein d’Auschwitz-Birkenau attirent chaque année une délégation européenne, signe d’une volonté collective de rompre le silence.
Mais cette dynamique européenne n’efface pas les disparités. Dans nombre d’États membres, y compris ceux qui ont participé activement à la persécution des Roms, la reconnaissance reste partielle, politique ou symbolique. Et partout, l’anti-tsiganisme reste une réalité sociale persistante : discriminations dans l’emploi, évictions illégales, discours stigmatisants dans les médias, harcèlement policier. L’Europe, en ce sens, offre un cadre mais non une garantie. Elle peut impulser, soutenir, coordonner. Mais c’est aux États, et d’abord à la France, de prendre leur part de responsabilité historique et morale.
La mémoire comme fondement républicain
Pourquoi ce silence ? Pourquoi tant de lenteur à reconnaître une injustice aussi manifeste ? Pourquoi une telle résistance à intégrer dans notre mémoire nationale l’extermination d’un peuple vivant, souvent marginalisé, discriminé, invisibilisé ?
La mémoire n’est pas un devoir abstrait. Elle est une condition de la justice. Elle fonde la possibilité du vivre-ensemble. Elle est l’antidote à la récidive.
Aujourd’hui, l’oubli du génocide des Roms n’est plus une fatalité. Il est un choix politique. Et c’est un choix dangereux. Car en méprisant cette mémoire, on alimente l’idée que certaines vies comptent moins que d’autres. Que certaines souffrances sont indicibles. Que certaines histoires sont inavouables.
À l’heure où le racisme anti-tsigane ressurgit avec virulence, où des responsables politiques désignent à nouveau ces communautés comme des « problèmes », des « nuisances », des «ennemis de l’intérieur», la reconnaissance du génocide prend une valeur éminemment actuelle.
C’est pourquoi inscrire le 2 août dans le calendrier républicain ne serait pas un geste de compassion tardive : ce serait un engagement. Une promesse que plus jamais l’État français ne participera à la stigmatisation, au fichage, à l’exclusion d’un groupe en raison de ses origines ou de son mode de vie.
C’est ce que demande la jeunesse rom, c’est ce que rappelle l’Europe, c’est ce que l’Histoire exige. Le génocide des Roms ne doit plus être un angle mort. Il doit devenir un chapitre central de notre mémoire collective, de notre récit national, de notre éthique républicaine.
Lexique
Zigeunerlager : Littéralement « camp des Tziganes ». Partie du camp d’Auschwitz-Birkenau spécifiquement dédiée à l’internement des Roms, où plusieurs milliers de personnes ont été assassinées, notamment lors de la nuit du 2 au 3 août 1944.
Assignation à résidence : Obligation faite à une personne ou un groupe de ne pas quitter une commune ou un territoire défini, souvent sous surveillance.
Service central des Nomades : Administration française créée avant-guerre, chargée de surveiller, ficher et encadrer les déplacements des « Nomades ».
Carnet anthropométrique : Document obligatoire imposé en 1912 aux « Nomades » en France. Il contenait des données biométriques (mesures du corps) et était utilisé pour les contrôler administrativement.
Statut d’interné politique : Statut permettant à une personne internée pendant la guerre d’obtenir reconnaissance et réparation si elle a été privée de liberté pour des raisons politiques, raciales ou ethniques (et non pour des crimes de droit commun).
Jacques Sigot : Instituteur et historien amateur français qui a joué un rôle clé dans la redécouverte de l’internement des Roms en France.
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