La Voix d’Aïda : quand le cinéma rappelle la faillite du système international à Srebrenica
- Alice
- 10 sept.
- 7 min de lecture
En juillet 1995, au cœur de l’Europe, plus de 8000 hommes et garçons bosniaques furent exécutés par les forces serbes de Bosnie autour de Srebrenica. Vingt ans plus tard, ce nom résonne comme celui du plus grand massacre commis sur le continent depuis la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, il ne s’agit pas seulement d'une tragédie locale : c’est aussi le symbole d’une faillite du système international censé protéger les populations civiles.
C’est ce gouffre moral et politique que Jasmila Zbanić met en lumière dans La Voix d’Aïda. Le film ne cherche pas à reconstituer l’intégralité de la guerre de Bosnie : il se concentre sur le destin d’Aïda, traductrice pour l’ONU, qui voit sa famille happée par l’engrenage du génocide. Par son regard, nous découvrons de l’intérieur l’impuissance des Casques bleus néerlandais, réduits à l’attente, paralysés par des mandats ambigus et l’absence de soutien militaire.
Le piège de Srebrenica : une « zone de sécurité » illusoire
En avril 1993, face à l’avancée des forces serbes de Bosnie et aux massacres de civils bosniaques musulmans, le Conseil de sécurité des Nations Unis adopte la résolution 819, proclamant Srebrenica « zone de sécurité ». Cette décision, à première vue protectrice, portait en elle un terrible paradoxe. L’ONU affirmait vouloir protéger la population civile, mais sans lui donner les moyens militaires concrets d’assurer cette protection.
Srebrenica était une petite enclave assiégée, entourée par l’armée des Serbes de Bosnie (VRS), isolée du reste du territoire contrôlé par le gouvernement de Sarajevo. La population s’y était réfugiée par dizaines de milliers : on estime que près de 40 000 personnes étaient entassées dans la ville et ses environs au début de l’été 1995. Les conditions humanitaires y étaient catastrophiques : pénurie alimentaire, absence de soins médicaux, bombardements réguliers.
La « zone de sécurité » devait être démilitarisée. En théorie, les forces bosniaques présentes dans l’enclave devaient déposer les armes, tandis que l’ONU garantirait leur sécurité. En pratique, les Serbes de Bosnie n’ont jamais respecté cette démilitarisation et l’ONU n’a pas disposé des moyens pour la faire respecter. Quelques centaines de Casques bleus néerlandais, les Dutchbat, furent envoyés dans la zone, mais ils ne disposaient ni d’armement lourd ni de mandat clair pour faire usage de la force.
Lorsque le général Ratko Mladić lance son offensive en juillet 1995, le piège se referme. Les soldats néerlandais, pris au dépourvu, réclament des frappes aériennes de l’OTAN pour repousser l’avancée serbe. Mais les demandes passent par une chaîne de commandement complexe et lente, soumise à des hésitations politiques à New York et à Bruxelles. Les frappes autorisées sont tardives et limitées, insuffisantes pour enrayer l’offensive.
A partir du 11 juillet, Mladić entre triomphalement dans Srebrenica. Il se met en scène face aux caméras, distribuant du pain et de l’eau aux réfugiés terrifiés, avant d’ordonner la séparation des hommes et des femmes. Devant les Casques bleus impuissants, plus de 20 000 femmes, enfants et personnes âgées sont expulsés vers le territoire bosniaque. En revanche, environ 8000 hommes et adolescents sont méthodiquement arrêtés, exécutés dans les forêts, entrepôts ou écoles alentours, puis enterrés dans des fosses communes.
La « zone de sécurité » s’est révélée être un leurre tragique. Au lieu de protéger, elle a créé une concentration de population sans défense, à la merci de ses bourreaux. Pour les victimes, la promesse internationale d’une protection s’est transformée en piège mortel. Pour l’ONU, Srebrenica reste l’un des échecs les plus retentissants de son histoire, une faillite à la fois militaire, politique et morale.
La faillite du système international
Le massacre de Srebrenica n’est pas seulement l’histoire d’une ville assiégée et d’une population trahie, mais il symbolise aussi la faillite du système international tout entier. Loin d’être un « accident », il révèle les contradictions profondes d’une organisation internationale née après 1945 avec l’ambition de protéger les générations futures « du fléau de la guerre ».
Les Nations Unies avaient été bâties pour prévenir les conflits entre États souverains et assurer un équilibre entre grandes puissances. Le Conseil de sécurité, dominé par les cinq membres permanents (États-Unis, URSS puis Russie, Chine, Royaume-Uni et France), fonctionnait comme une arène où s’exerçait la dissuasion mutuelle. Mais à la fin de la Guerre froide, une nouvelle réalité surgit : celle des conflits internes, des nettoyages ethniques et des stratégies de guerre dirigées contre les civils eux-mêmes.
En Bosnie, ce décalage fut flagrant. L’ONU déploya des Casques bleus sans mandat clair, comme si une mission de surveillance pouvait suffire à contenir une entreprise de conquête territoriale et de purification ethnique. L’instrument hérité de la Guerre froide, le maintien de la paix neutre et passif, s’avéra inadapté à une guerre où une des parties avait pour objectif de déclarer l’extermination et l’expulsion d’un groupe.
Les résolutions proclamant les « zones de sécurité » étaient ambitieuses dans leurs mots, mais vides de moyens. Les Casques bleus néerlandais de Srebrenica n’avaient ni artillerie lourde, ni effectifs suffisants, ni logistique solide. Leur mission n’était pas de combattre, mais de « dissuader » symboliquement par leur présence. En réalité, leur mandat leur interdisait d’utiliser la force sauf en cas de légitime défense directe. Face à une armée serbe équipée, déterminée et menée par Ratko Mladić, cette position revenait à livrer la population civile à son sort.
L’échec tient aussi aux choix politiques des grandes puissances. Les États-Unis, absorbés par d’autres priorités stratégiques, hésitaient à engager leurs forces. La France et le Royaume-Uni, qui avaient déjà des soldats sur le terrain, redoutaient des représailles serbes contre leurs contingents si des frappes massives étaient autorisés. L’OTAN, pourtant prête à agir, ne pouvait intervenir sans feu vert explicite du Conseil de sécurité et des commandements onusiens. Ce labyrinthe décisionnel paralysa toute réaction efficace.
Ainsi, Srebrenica fut sacrifiée sur l’autel de la prudence diplomatique. Les grandes puissances privilégièrent la préservation de leurs soldats et de leurs intérêts politiques à court terme plutôt que la protection des populations civiles, pourtant garantie par les résolutions internationales.
Après le massacre, le choc fut immense. Le Tribunal pénal international de l'ex-Yougoslavie (TPIY), créé en 1993, reconnut Srebrenica comme un génocide et condamna plusieurs responsables, dont Mladić et Radovan Karadzić. Mais cette justice, rendue des années après les faits, ne put effacer la responsabilité première : celle d'un système international qui avait failli dans sa mission de prévention.
En 1999, l'ONU publia un rapport d'autocritique inédit, reconnaissant sa "responsabilité morale" dans la tragédie. Cette reconnaissance contribua à l'émergence d'un nouveau concept, celui de la Responsabilité de protéger (R2P), adopté en 2005. Selon ce principe, la communauté internationale a le devoir d'intervenir, y compris militairement, lorsqu'un Etat échoue à protéger sa population face à des crimes de masse. Pourtant, Srebrenica nous rappelle que ces principes restent fragiles. En Syrie, au Myanmar, ou encore face aux crimes contre les civils en Ukraine ou au Soudan, les divisions du Conseil de sécurité et la realpolitik continuent de limiter l'action internationale.
L'histoire de Srebrenica est donc celle d'un système international incapable de se réinventer à temps. L'ONU, prisonnière de son héritage, et les grandes puissances, paralysées par leurs calculs, ont permis qu'un génocide ait lieu au coeur de l'Europe, cinquante ans après la Shoah. La faillite fut militaire, politique, diplomatique et morale.
C'est cette faillite que La Voix d'Aïda rend tangible. Le film ne montre pas des abstractions diplomatiques, mais la traduction quotidienne de ces choix : l'inertie des Casques bleus, les promesses creuses, l'angoisse des civils abandonnés. A travers le regard d'une femme, nous voyons le gouffre d'un système international qui, malgré ses résolutions, n'a pas su sauver celles et ceux qu'il avait juré de protéger.
Mémoire et présent : quand La Voix d'Aïda interpelle notre temps
Si les rapports officiels et les jugements internationaux consignent les chiffres, les dates et les responsabilités, La Voix d'Aïda restitue autre chose : l'expérience vécue de l'abandon, la sidération des victimes face au mensonge d'une protection internationale jamais assurée. Le film de Jasmila Zbanić fait ressentir la chair du drame, l'urgence, la douleur intime, là où l'Histoire officielle tend à lisser les aspérités.
Le cinéma, en ce sens, devient un outil de mémoire active. Il ne cherche pas à remplacer les archives ni les travaux des historiens, mais à leur donner une force sensible qui permet à chacun de se projeter dans le passé. Aïda, traductrice impuissante prise entre deux mondes, celui des bureaucrates de l'ONU et celui des civils menacés, incarne la tragédie d'une génération trahie. A travers elle, c'est l'absurdité de tout un système qui se dévoile.
En ce sens, La Voix d'Aïda est un véritable miroir tendu à notre présent, car Srebrenica n'appartient pas qu'au passé. La promesse trahie de la communauté internationale continue de résonner face à d'autres drames contemporains. En Syrie, des populations entières ont été bombardées malgré les résolutions onusiennes. Au Myanmar, les Rohingyas ont subi un nettoyage ethnique malgré les appels à la protection. En Ukraine, les crimes de guerre documentés rappellent que les civils restent les premières victimes de conflits menés au mépris du droit international. Au Soudan, à Gaza ou au Congo, les mêmes logiques d'abandon persistent.
Le concept de "responsabilité de protéger" devait marquer une rupture. Pourtant, il reste prisonnier des rapports de force internationaux : sans volonté politique des grandes puissances, aucun principe ne suffit à sauver des vies. Ce constat, que le film traduit par la détresse d'une mère, doit nous alerter aujourd'hui.
C'est pourquoi La Voix d'Aïda est un film de mémoire et un film d'avertissement. Il nous rappelle que l'indifférence internationale n'est jamais neutre : elle tue par omission autant que les bourreaux tuent par l'action. Il nous montre que les génocides ne surgissent pas dans le vide, mais s'installent dans les failles de la passivité, des compromis diplomatiques et des promesses non tenues.
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Lexique
Bosnie-Herzégovine (1992-1995) : République issue de la dislocation de la Yougoslavie, marquée par une guerre sanglante entre Bosniaques (musulmans), Croates et Serbes de Bosnie.
Casques bleus (ONU) : Nom donné aux soldats envoyés dans le cadre des opérations de maintien de la paix des Nations unies. Leur mandat varie selon les résolutions du Conseil de sécurité.
Conseil de sécurité de l’ONU : Organe exécutif des Nations unies, chargé du maintien de la paix et de la sécurité internationales. Il comprend 15 membres dont 5 permanents disposant d’un droit de veto : États-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni et France.
Dutchbat : Contingent de Casques bleus néerlandais (Dutch Battalion) déployé à Srebrenica entre 1994 et 1995, chargé de protéger la « zone de sécurité » proclamée par l’ONU.
Mladić, Ratko : Général serbe de Bosnie, commandant de l’armée des Serbes de Bosnie (VRS). Responsable militaire du siège de Sarajevo et du massacre de Srebrenica. Condamné en 2017 à la prison à perpétuité pour génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Radovan Karadžić : Chef politique des Serbes de Bosnie (président de la Republika Srpska), reconnu coupable de génocide et de crimes de guerre par le TPIY.
Responsabilité de protéger (R2P) : Principe adopté par l’ONU en 2005 affirmant que la communauté internationale doit intervenir lorsque les États n’assurent pas la protection de leurs populations face aux crimes de masse (génocide, crimes de guerre, crimes contre l’humanité, nettoyage ethnique).
Résolution 819 (1993) : Texte adopté par le Conseil de sécurité proclamant Srebrenica « zone de sécurité » protégée par l’ONU. Restée lettre morte faute de moyens militaires adéquats.
Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) : Juridiction ad hoc créée par l’ONU en 1993 pour juger les crimes de guerre commis lors des conflits en ex-Yougoslavie. A établi la qualification de génocide pour Srebrenica.
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