Les mots d’un président ne sont jamais anodins, car ils portent la responsabilité de l’image de leur pays et de l’histoire qu’il véhicule. En déclarant que « ce sont les Haïtiens qui ont tué Haïti », Emmanuel Macron, président de la République française, a provoqué une vive polémique lors d’un échange au Brésil en marge du G20. Ces propos, teintés d’un mépris colonial latent, ont suscité l’indignation de Port-au-Prince. Au-delà de l’émotion immédiate, ces paroles rappellent la charge historique des relations entre la France et Haïti et les blessures ouvertes de la mémoire collective.
Rappel des faits : des mots qui choquent et une indignation internationale
Le 19 novembre 2024, en marge d’une visite officielle à Rio de Janeiro pour le sommet du G20, le président français Emmanuel Macron a tenu des propos qui ont provoqué une vague d’indignation en Haïti et bien au-delà. Lors d’un échange informel avec un interlocuteur évoquant la situation politique chaotique de l’ancienne colonie française, Emmanuel Macron a déclaré que « ce sont les Haïtiens qui ont tué Haïti », ajoutant que les dirigeants haïtiens étaient « complètement cons » d’avoir limogé Gary Conille, ancien premier ministre haïtien. Ces propos, captés en vidéo et rapidement diffusés sur les réseaux sociaux, ont déclenché un tollé général.
La colère s’est d’abord manifesté à Port-au-Prince. Les autorités haïtiennes ont réagi promptement, dénonçant des propos qu’elles ont jugés « inacceptables » et « inamicaux ». Moins de 24 heures après la diffusion de la vidéo, le ministre des affaires étrangères d’Haïti, Jean-Victor Harvey Jean-Baptiste, a convoqué l’ambassadeur de France en Haïti, Antoine Michon. Une lettre officielle de protestation a été remise, adressée au ministre français des affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, et l’ambassadeur a lui-même reconnu le caractère « malheureux » des déclarations du président Macron.
Le contexte de cette déclaration est également important. Garry Conille, mentionné par Emmanuel Macron, avait été récemment évincé de son poste par le Conseil présidentiel de transition (CPT) haïtien. Le président français avait apparemment soutenu cet ancien Premier ministre, le qualifiant de « formidable ». Le limogeable de Conille s’inscrit dans un contexte politique tendu, marqué par des luttes de pouvoir au sein du gouvernement de transition haïtien. Pour Macron, cette décision du CPT représentait une erreur stratégique, mais son ton condescendant et accusateur a suscité un profond malaise.
Face à la polémique, Emmanuel Macron n’est pas revenu sur ses propos. Cependant, lors d’une discours prononcé au Chili quelques jours plus tard, il a tenté de rediriger l’attention en exprimant son soutien au peuple haïtien, affirmant que la France continuerait de soutenir les efforts pour stabiliser la situation politique dans le pays. Cette tentative de rattrapage n’a toutefois pas apaisé la controverse, les critiques dénonçant un discours paternaliste et hypocrite au regard de l’histoire coloniale de la France en Haïti. Ces déclarations présidentielles, bien qu’attribuées à un moment d’agacement, ont soulevé des interrogations profondes sur la perception française de ses anciennes colonies. Elles ont également ravivé des débats historiques sur les responsabilités coloniales de la France et sur le poids des paroles d’un chef d’Etat dans le cadre de relations internationales empreintes d’inégalités et de violences structurelles.
Les relations entre la France et Haïti : entre colonialisme et dette historique
Les relations entre la France et Haïti sont marquées par une histoire complexe, où se mêlent exploitation, violence et domination. Cette dynamique, héritée de l’époque coloniale, continue de résonner aujourd’hui dans les discours et les réalités politiques. Comprendre ces relations implique de revenir sur le rôle de la France dans l’histoire d’Haïti, en particulier l’imposition de la double dette, une injustice historique qui a durablement hypothéqué le développement du pays.
Au XVIIe siècle, la France s’implante dans la partie occidentale du l’île d’Hispaniola, cédée par l’Espagne en 1697 dans le cadre du traité de Ryswisck. Rebaptisée Saint-Domingue, cette colonie devient rapidement une des plus riches des Antilles grâce à une économie de plantation fondée sur l’exploitation massive des escales africaines. En 1789, Saint-Domingue produit à elle seule 40% du sucre et 60% du café consommés en Europe, au prix d’une souffrance humaine incommensurable. Les conditions de travail des esclaves sont si dures que la mortalité dépasse les naissances, nécessitant un approvisionnement constant en captifs.
Cependant, la Révolution française et les idéaux de liberté qu’elle porte déclenchent un vent de révolte parmi les esclaves. En 1791, une insurrection éclate sous la direction de figures telles que Toussaint Louverture. Après plus d’une décennie de guerre contre les armées françaises, britanniques et espagnoles, l’indépendance est proclamée en 1804. Haïti devient ainsi la première République noire libre du monde, une victoire historique contre l’esclavage et le colonialisme. Pourtant cette indépendance coûtera cher, au sens propre comme au figuré.
Malgré son indépendance, Haïti reste sous la menace militaire de la France, qui refuse de reconnaître la souveraineté de sa colonie perdue. En 1825, le roi Charles X envoie une flotte de guerre au large de Port-au-Prince, menaçant d’une invasion si Haïti ne paie pas une indemnité exorbitante de 150 millions de francs-or pour « dédommager » les anciens colons esclavagistes de la perte de leurs biens. Ce montant, dix fois le budget annuel de la jeune République, est une tentative flagrante de punir Haïti pour son acte de rébellion contre l’ordre colonial. Contraint de céder sous la menace, Haïti commence à rembourser cette dette en contractant des prêts auprès de banques françaises à des taux usuriers. Cette spirale d’endettement plombe durablement l’économie du pays, l’empêchant d’investir dans son propre développement. Bien que la dette principale soit réduite à 90 milliers de francs en 1838, les remboursement, incluant les interêts, s’étendent jusqu’en 1950. Ce système a maintenu Haïti dans un état de dépendance économique et a jeté les bases du sous-développement chronique dont le pays souffre encore aujourd’hui.
Au-delà de la dette, la France a continué d'intervenir dans les affaires haïtiennes à travers des moyens économiques et politiques. En 2004, la France a soutenu le renversement de Jean-Baptiste Aristide, un président haïtien qui avait osé demander une réparation pour la dette imposée au XIXe siècle. Cette ingérence, souvent justifiée par des prétextes humanitaires ou de stabilisation, reflète une continuité dans l'attitude néocoloniale des puissances occidentales envers Haïti. Même à l'époque contemporaine, les relations entre la France et Haïti restent déséquilibrées. Alors que la France annule une partie de la dette haïtienne en 2010 après le séisme dévastateur, les investissements promis pour la reconstruction de l'île peinent à se matérialiser. Les échanges commerciaux entre les deux pays sont eux aussi marqués par un déséquilibre flagrant, les multinationales françaises tirant profit de l'accès à un marché appauvri.
L'histoire des relations entre la France et Haïti est celle d'un pillage institutionnalisé, dont les impacts continuent de modeler la réalité haïtienne. Cette relation, qui a commencé par l'exploitation coloniale et s'est poursuivie sous forme d'une domination économique et politique, illustre une profonde injustice. Elle nourrit un sentiment de trahison parmi les Haïtiens, qui perçoivent souvent la France non comme un partenaire, mais comme un oppresseur historique.
Pourquoi la reconnaissance de la France envers Haïti est-elle primordiale ?
La France a joué un rôle central dans la mise en place et le maintien d'un système d'exploitation qui a marqué Haïti de manière irréversible. En tant qu'ancienne métropole coloniale, elle a imposé une dette financière et morale qui a entravé le développement de la première République noire du monde. Reconnaître cette responsabilité serait un acte de justice envers le peuple haïtien, qui a payé son indépendance au prix de siècles de souffrances, d'exploitation et de spoliations économiques.
Le poids de cette histoire ne peut être ignoré. Les propos d'Emmanuel Macron, affirmant que "ce sont les Haïtiens qui ont tué Haïti", témoignent d'une méconnaissance ou d'un refus délibéré d'assumer ce passé. Une reconnaissance officielle permettrait de rétablir une vérité historique essentielle et de rejeter les récits simplistes blâmant les victimes de ce système.
Les injustices passées laissent des traces profondes dans la mémoire collective d'un peuple. Pour les Haïtiens, la dette imposée par la France est plus qu'une contrainte économique : elle est le symbole de l'humiliation et du mépris colonial. Cette mémoire douloureuse est ravivée à chaque fois que des propos ou des politiques semblent minimiser ou nier les responsabilités françaises. Reconnaitre ces torts permettrait de commencer un processus de guérison. Cela donnerait aux Haïtiens la possibilité de se réapproprier leur histoire sans le poids des récits dominants, souvent écrits par les anciens colonisateurs. De plus, cette démarche pourrait être une étape vers un dialogue apaisé entre Haïti et la France, libéré des rancunes accumulées au fil des siècles.
La reconnaissance des torts passés ne doit pas être une fin en soi, mais un point de départ pour transformer les relations franco-haïtiennes. Depuis l'indépendance d'Haïti, la France a souvent maintenu une posture néocoloniale, utilisant des outils économiques, diplomatiques et militaires pour préserver son influence dans les Caraïbes. Cette ingérence a exacerbé les fragilités politiques et sociales d'Haïti, tout en perpétuant les inégalités héritées de la colonisation.
La France aime se présenter comme le pays des droits de l'homme et des Lumières, mais son refus d'assumer pleinement son rôle dans l'histoire coloniale entache cette image. Sur la scène internationale, notamment dans les pays du Sud, ce double discours est perçu comme une hypocrisie. Reconnaitre les torts envers Haïti serait une preuve tangible de la volonté de la France de s'aligner sur ses principes proclamés. De plus, cet acte aurait un effet d'entraînement. Il pourrait encourager d'autres anciens empires coloniaux, comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis, à reconsidérer leurs propres responsabilités envers les anciennes colonies, renforçant ainsi un mouvement global en faveur de la justice historique.
Enfin, la reconnaissance des torts historiques de la France envers Haïti permettrait de poser les bases d'un avenir plus équitable. Cela pourrait se traduire par des réparations concrètes : annulation des dettes restantes, restitution des fonds détournés, investissements massifs dans le développement durable et le renforcement des institutions haïtiennes. Ces gestes contribueraient à réparer les dommages causés et à offrir à Haïti une chance réelle de sortir de l'état de crise chronique dans lequel il est plongé.
De telles initiatives enverraient également un message puissant : le passé, bien qu'irréversible, peut être pris en compte pour construire un avenir différent. Cela démontrerait que la France est prête à aller au-delà des paroles pour agir en faveur d'une justice durable.
Lexique
Colonisation : Processus par lequel un État étend son contrôle sur des territoires en y imposant sa domination politique, économique et culturelle.
Néocolonialisme : Forme moderne de domination où des anciennes puissances coloniales continuent de contrôler, directement ou indirectement, la politique, l’économie ou la culture de leurs anciennes colonies.
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