Le 2 décembre 2024, la cour d'appel de Bruxelles a rendu un jugement historique en reconnaissant la responsabilité de l'Etat belge dans l'enlèvement systématique et la ségrégation raciale d'enfants métis pendant la période coloniale. Cette décision, fruit d'un combat judiciaire mené par cinq femmes nées au Congo belge entre 1948 et 1952, marque un tournant historique dans la reconnaissance des crimes de la colonisation et ouvre la voie à des réparations concrètes.
Les enfants métis enlevés sous la colonisation belge : un retour sur les faits
Entre 1946 et 1960, des milliers d'enfants métis sont nés de relations entre des pères européens - souvent des colons ou administrateurs belges - et des mères africaines, principalement au Congo belge, mais aussi au Rwanda et au Burundi. Ces enfants étaient considérés comme une anomalie par les autorités coloniales, incapables de les intégrer ni à la communauté européenne ni à la société africaine. Perçus comme des "enfants de la honte" par l'Eglise catholique, ils devinrent les cibles d'une politique systématique d'enlèvement et de placement en institutions.
Ces pratiques, orchestrées par l'Etat colonial belge avec la collaboration de l'Eglise, consistaient à retirer ces enfants à leurs familles maternelles, souvent sans leur consentement, pour les placer dans des missions religieuses ou des institutions administrées par des congrégations chrétiennes. Les enfants, généralement âgés de deux à sept ans, étaient ainsi séparés de leur mère et de leur environnement d'origine. Ce processus avait pour but de les "éduquer" et de les isoler de leurs racines africaines, dans une logique de contrôle et de déni de leur double identité. On estime que près de 20 000 enfants ont été concernés par ces pratiques. Avec l'indépendance du Congo en 1960, beaucoup de ces enfants furent laissés à eux-mêmes, sans aucune préparation ni soutien, ce qui a amplifié les traumatismes psychologiques et sociaux qu'ils avaient déjà subis.
Les premières démarches officielles pour obtenir une reconnaissance de ces pratiques ont eu lieu en 2018, lorsque Charles Michel, alors Premier ministre belge, a présenté des excuses publiques aux personnes victimes de la colonisation. Cependant, ces excuses restèrent symboliques et ne furent suivie d'aucune mesure de réparation concrète. En 2019, le Parlement belge adopta une résolution dite "métis", reconnaissant la ségrégation raciale subie par ces enfants, mais sans aller jusqu'à accorder des compensations individuelles.
En 2021, cinq femmes métisses engagèrent une action en justice contre l'Etat belge, mais leur demande fut rejetée en première instance. Le tribunal estima alors que le crime contre l'humanité n'était pas caractérisé, invoquant notamment que cette notion juridique n'avait pas été formalisée avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, cette interprétation fut contestée par les plaignantes, qui soulignèrent que les principes de droit international énoncés lors des procès de Nuremberg en 1946 rendaient ce crime déjà condamnable à l'époque des faits.
Le 2 décembre 2024, après plusieurs années de bataille judiciaire, la cour d'appel de Bruxelles a finalement reconnu l'enlèvement et la ségrégation des enfants métis comme un crime contre l'humanité. Cette décision historique affirme la responsabilité de l'Etat belge dans ces actes inhumains, qui visaient à détruire le lien des enfants métis avec leurs familles et leur culture d'origine. Chacune des plaignantes a reçu une indemnisation de 50 000 euros, une reconnaissance tardive mais importante des préjudices subis.
Crime contre l'humanité : une définition et son application au contexte colonial belge
Le concept de crime contre l'humanité est une catégorie juridique qui désigne les actes inhumains commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile, en connaissance de cette attaque. Selon le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, adoptée en 1998, il s'agit d'un crime particulièrement grave qui inclut des actions telles que le meurtre, la torture, le viol, la réduction en esclavage, les déplacements forcés, ou encore la persécution pour des motifs raciaux, ethniques ou religieux.
Un crime contre l'humanité se distingue par son caractère intentionnel et organisé. L'attaque doit être soit généralisée, impliquant des violences massives et fréquentes, soit systématique, c'est-à-dire planifiée et exécutée en suivant une politique établie. Ces crimes ne nécessitent pas de contexte de conflit armé et peuvent être commis en temps de paix, ce qui élargit leur portée et leur gravité dans le droit international.
Dans le cas de la Belgique et des enlèvements d'enfants métis, la cour d'appel de Bruxelles a jugé que ces pratiques répondaient aux critères d'un crime contre l'humanité. Les enfants métis ont été ciblés non pas pour des raisons individuelles, mais en raison de leur origine ethnique, ce qui constitue une persécution raciale. Le plan de recherche et d'enlèvement systématique des enfants métis, orchestré par l'Etat colonial belge en collaboration avec l'Eglise catholique, a été reconnu comme une attaque organisée visant à briser les liens familiaux et culturels de ces enfants.
En qualifiant ces actes de crime contre l'humanité, la décision de la cour d'appel de Bruxelles élargit le champ d'application de cette notion aux injustices perpétrées dans un contexte colonial. Ce verdict rappelle que les crimes coloniaux, bien que souvent perçus comme des réalités du passé, relèvent encore aujourd'hui du droit international. Cette reconnaissance souligne également l'universalité de la justice et l'obligation pour les Etats de rendre des comptes, quels que soient les délais écoulés.
Les répercussions d'un verdict historique : justice, réparations et mémoire
Cette décision marque une avancée juridique majeure en établissant que les crimes commis dans un contexte colonial peuvent être reconnus comme des crimes contre l'humanité, et ce, même des décennies après les faits.
La cour a confirmé que les principes de droit international, tels que ceux définis lors du procès de Nuremberg en 1946, rendent les crimes contre l'humanité imprescriptibles. Cela signifie que les injustices commises sous le colonialisme ne peuvent pas être effacées par le temps, ouvrant la voie à d'autres poursuites similaires pour des victimes d'injustices historiques. Cette décision est la première du genre où un Etat colonial est condamné pour des actes systématiques perpétrés pendant sa période coloniale. Elle pose un précédent juridique qui pourrait inspirer d'autres démarches similaires dans des pays ayant un passé colonial, tels que la France ou le Royaume-Uni.
Cette condamnation s'inscrit dans une dynamique internationale de reconnaissance des droits des victimes de crimes historiques. En s'appuyant sur les principes définis par l'Assemblée générale des Nations Unies en 2005, la Cour belge a réaffirmé l'importance du droit à la réparation, qui ne se limite pas aux excuses symboliques mais inclut des mesures concrètes.
Pour les cinq plaignantes, aujourd'hui septuagénaires, cette décision représente bien plus qu'une simple indemnisation financière. C'est une reconnaissance officielle des préjudices qu'elles ont subis : l'arrachement à leurs familles, la privation de leur identité, et les mauvais traitements suivis dans les institutions religieuses où elles avaient été placées.
Pour Léa Tavares Mujinga, l'une des plaignantes, "l'Etat belge nous a volé nos prénoms, nos identités et nos droits fondamentaux". Cette reconnaissance tardive constitue un soulagement moral pour les plaignantes et leurs familles, mais elle met également en lumière les traumatismes durables causés par ces actes. Ces femmes ont grandi avec un profond sentiment de perte et une quête d’identité inachevée. Pour elles, ce jugement redonne une part de dignité perdue.
Cette décision force la Belgique à reconsidérer son passé colonial, longtemps occulté ou présenté sous un jour paternaliste. Elle met en lumière des aspects souvent minimisés, comme la violence systématique et la ségrégation raciale, et ouvre la voie à un débat plus honnête sur l’héritage colonial. Le verdict pourrait accélérer des initiatives visant à restituer des objets culturels pillés, à reconnaître officiellement les massacres coloniaux ou à intégrer les aspects sombres de l’histoire coloniale dans les programmes scolaires.
Cette décision historique représente un pas décisif vers une justice réparatrice et une mémoire plus inclusive. Elle démontre que les crimes coloniaux, bien que commis il y a des décennies, continuent d’avoir des répercussions sur les descendants des victimes et sur les sociétés contemporaines. En reconnaissant ses responsabilités, la Belgique envoie un signal fort : il est possible de se confronter au passé pour bâtir un avenir fondé sur la vérité, la justice et la réconciliation.
Lexique
Imprescriptibilité : Principe juridique selon lequel certains crimes, en particulier les plus graves, comme les crimes contre l’humanité, ne peuvent être oubliés ou effacés par le passage du temps, permettant ainsi des poursuites judiciaires à tout moment.
Statut de Rome : Traité international adopté en 1998 qui a établi la Cour pénale internationale (CPI) et définit les crimes les plus graves touchant la communauté internationale, comme le génocide et les crimes contre l’humanité.
Procès de Nuremberg : Procès tenus après la Seconde Guerre mondiale pour juger les responsables nazis de crimes de guerre, de génocide et de crimes contre l’humanité, établissant les bases du droit international moderne.
Comments