Effacer pour régner : la négation du génocide arménien, une stratégie d’état
- Alice
- 24 avr.
- 9 min de lecture
Chaque 24 avril, les voix se lèvent à travers le monde pour commémorer le génocide arménien, ce crime de masse perpétré par l’Empire ottoman à partir de 1915, et qui coûta la vie à plus d’un million d’Arménien.e.s. Pourtant, malgré l’évidence historique largement établie, des États continuent de nier ou d’éviter la reconnaissance formelle de ce génocide. Pourquoi ce refus ? Et quel en est l’impact sur la mémoire collective, la justice historique et la stabilité politique contemporaine ?
La négation du génocide arménien comme politique d’Etat
La négation du génocide arménien ne relève pas d’un simple désaccord historiographique ou d’un tabou culturel : elle constitue une politique d’Etat, systématique, structurée et assumée, depuis la fondation de la République de Turquie jusqu’à aujourd’hui. Ce déni est indissociable du processus de construction nationale turque. Comme l’explique l’historien Taner Akçam, « il n’est pas aisé pour une nation de reconnaître que ses pères fondateurs étaient des meurtriers et des voleurs. »
Dès la fin de la Première Guerre mondiale, les dirigeants du mouvement kémaliste, qui succèdent aux Jeunes-Turcs, auteurs du génocide, reprennent à leur compte le récit justifiant les massacres. L’idée centrale : les Arméniens auraient trahi l’Empire en se ralliant à la Russie, et leur déportation aurait été un acte de nécessité militaire. Ainsi, le génocide est transformé en une réponse légitime à une menace intérieure : un renversement de culpabilité qui fait des victimes des coupables et des bourreaux des protecteurs de la nation.
Ce narratif est ensuite institutionnalisé dans tous les rouages de l’Etat. Dans les années 1980, face à la montée des demandes de reconnaissance, la Turquie met en place des structures officielles dédiées à la propagande négationniste : création de l’Institut de recherche sur l’Arménie, mobilisation de diplomates, publication d’ouvrages pseudo-historiques, et financement de chaires universitaires à l’étranger avec pour mission de diffuser la version turque des événements. A l’intérieur, les lois répriment toute reconnaissance du génocide : les intellectuels, journalistes ou militants qui osent employer ce mot sont souvent poursuivis pour « insulte à la turcité », comme le fut le journaliste Hrant Dina avant d’être assassiné en 2007.
La négation ne s’exprime pas seulement dans les discours : elle façonne l’espace public et la mémoire collective. Des rues, des écoles, des mosquées portent encore les noms des architectes du génocide, comme Talat Pacha ou Enver Pacha, élevés au rang de héros nationaux. Les manuels scolaires turcs présentent les Arméniens comme des traitres et évoquent « les événements de 1915 » sans jamais les qualifier de génocide, insistant au contraire sur les souffrances supposées des musulmans face à la « trahison » arménienne.
Ce négationnisme d’Etat repose sur un paradoxe : il est à la fois une politique officielle omniprésente et un non-dit fondamental. Il est à ce point intégré à l’identité nationale qu’il devient une ligne rouge, dont le franchissement équivaut à une trahison. En ce sens, il s’apparente à ce que certains chercheurs appellent une « mémoire interdite »: une passé sciemment refoulé, dont l’évocation publique menace de faire vaciller les fondations du récit national.
Enfin, ce déni persistant a des effets concrets : il empêche la reconnaissance des droits des minorités, perpétue une culture d’impunité et alimente un nationalisme paranoïaque, fondé sur le mythe d’un État assiégé par l’extérieur et trahi de l’intérieur. C’est ce que l’on appelle le « syndrome de Sèvres », une obsession des élites turques selon laquelle toute reconnaissance du génocide ouvrirait la voie à des revendications territoriales arméniennes ou à des réparations — même si cette peur est largement infondée sur le plan juridique.
La géopolitique du silence
Si la négation du génocide arménien est une politique d’Etat en Turquie, elle est également facilitée - voire protégée - par un silence complice sur la scène internationale. Ce silence n’est pas toujours un refus de vérité, mais souvent le produit de calculs géopolitiques, de dépendances stratégiques et d’intérêts diplomatiques croisés. Ce qu’on tait, on le fait aussi pour ne pas froisser un allié.
Dès les années 1920, alors que la mémoire des massacres est encore vive, les puissances occidentales choisissent le pragmatisme. Le traité de Sèvres, qui prévoyait la reconnaissance d’un État arménien et la poursuite des responsables ottomans, est vite abandonné au profit du traité de Lausanne (1923), beaucoup plus favorable à la Turquie kémaliste. Ce changement scelle un pacte tacite : en échange de la stabilité régionale, les puissances ferment les yeux sur le passé.
Ce pragmatisme s’est poursuivi tout au long du XXème siècle. Durant la guerre froide, la Turquie devient un membre clé de l’OTAN et un rempart contre l’Union soviétique. Dans ce contexte, il était inimaginable pour les Etats-Unis ou l’Europe de compromettre leur alliance stratégique avec Ankara pour une question jugée « historique ». Ce cynisme diplomatique a nourri une impunité prolongée pour le déni du génocide arménien.
Plus récemment, d’autres intérêts ont pris le relais. Israël, par exemple, a longtemps refusé de reconnaître le génocide, non par ignorance des faits — de nombreux historiens israéliens les reconnaissant — mais pour préserver ses liens militaires et économiques avec la Turquie, autrefois son principal partenaire régional. Ce silence a parfois été renforcé par des menaces directes : lors de la conférence de Tel-Aviv sur les génocides en 1982, la Turquie a menacé de fermer ses frontières aux réfugiés juifs si le génocide arménien était évoqué.
Le Royaume-Uni, quant à lui, justifie encore son refus de reconnaissance par l’absence de preuves « suffisamment claires », malgré les documents accablants issus de ses propres archives diplomatiques. Une contradiction révélatrice : ce ne sont pas les faits qui manquent, mais la volonté politique d’en assumer les conséquences.
Le cas des Etats-Unis illustre bien les tiraillements de la realpolitik. Bien que les présidents américains aient régulièrement commémoré le 24 avril comme une journée de souvenir, ils ont longtemps évité le mot « génocide », redoutant les réactions turques. Ce n’est qu’en 2021 que le président Joe Biden franchit ce cap historique. Mais il fallut pour cela un contexte particulier : une dégradation des relations turco-américaines, et une fenêtre politique favorable, loin des élections et de l’influence immédiate du lobbying turc.
Ce silence international a une fonction : il protège les équilibres régionaux et préserve les alliances. Mais il a un coût moral et politique. Il légitime la négation en Turquie, affaiblit les efforts de mémoire et contribue à ce que les crimes de masse soient perçues comme des éléments négociables, soumis au jeu diplomatique plutôt qu’au respect du droit et de la vérité.
En refusant de reconnaître le génocide arménien, certains États alimentent une dangereuse jurisprudence : celle selon laquelle la vérité historique peut être suspendue à des intérêts ponctuels. Comme l’écrit le sociologue Lebon Chorbajian, cette posture revient à « normaliser la négation comme outil de diplomatie », au détriment des victimes, de la justice et de la paix durable.
Un déni aux conséquences durables
Nier un génocide n’est pas un simple refus de vocabulaire : c’est un acte politique aux conséquences profondes, tant pour les victimes que pour la société qui pratique le déni. Le silence ne neutralise pas la mémoire — il la pourrit, la refoule, la rend explosive. Et dans le cas du génocide arménien, le déni est perpétué par une série de violences symboliques, sociales, politiques et géopolitiques, toujours actives un siècle après les faits.
Pour les Arméniens de la diaspora comme pour ceux restés en Turquie, le refus de reconnaissance du génocide est une blessure perpétuellement rouverte. Ce n’est pas seulement une injustice mémorielle : c’est l’impossibilité de faire le deuil, de voir nommées et reconnues les souffrances infligées à leur peuple. Le négationnisme efface les morts, mais aussi les vivants : il nie aux victimes leur dignité, leur souffrance, leur place dans l’histoire.
Selon l’historienne Talin Suciyan, le déni a engendré une « politique de liquidation continue », à travers la confiscation des biens, l’effacement des traces, la marginalisation des survivants et la stigmatisation des Arméniens dans la société turque. Des villages rasés, des églises transformées ou détruites, des noms de lieux modifiés — la géographie même a été remodelée pour effacer la présence arménienne.
Cette négation a aussi contribué à justifier d’autres formes de répression intérieure. Comme le soulignent plusieurs chercheurs, la logique de persécution mise en œuvre contre les Arméniens a servi de matrice pour la répression ultérieure des Kurdes, des Grecs, des Assyro-Chaldéens ou encore des opposants politiques. En occultant le passé, le pouvoir a appris à réprimer le présent.
Sur le plan international, le refus de reconnaître le génocide arménien sape les fondements du droit international. Comme l’a noté l’ancienne juge au Tribunal pénal internationale pour l’ex-Yougoslavie, Flavia Lattanzi, le négationnisme turc actuel constitue en lui-même une violation du droit, car il empêche toute réparation, tout processus judiciaire ou diplomatique de résolution du crime.
Le déni n’est pas neutre : il affaiblit les principes de justice transitionnelle, et empêche des processus de réparation, même symboliques. Il prive les victimes d’un droit fondamental à la vérité, et entretient une impunité qui peut encourager d’autres crimes. C’est ainsi que certains historiens, comme Stefan Ihrig, ont montré que l’impunité dont ont bénéficié les auteurs du génocide arménien a inspiré — et justifié — les crimes nazis deux décennies plus tard.
Enfin, le négationnisme empêche la normalisation des relations entre l’Arménie et la Turquie. Sans reconnaissance ni mémoire partagée, toute tentative de dialogue est minée. La frontière reste fermée. Le contentieux historique continue d’empoisonner la diplomatie régionale, en particulier dans le contexte du conflit du Haut-Karabagh avec l’Azerbaïdjan.
Le devoir de mémoire face à l’indifférence
Dans un monde saturé d’informations, d’urgences et de conflits, le passé peut sembler lointain, déconnecté des préoccupations du présent. Pourtant, face au génocide arménien, comme face à tous les crimes contre l’humanité, la mémoire n’est pas une option morale : elle est un impératif collectif. Elle n’appartient pas seulement aux victimes et à leurs descendants, mais à tous ceux qui souhaitent vivre dans un monde fondé sur la justice, la vérité et la dignité humaine.
Le devoir de mémoire, dans le cas du génocide arménien, est d’autant plus primordial qu’il se heurte à une double violence : celle du crime lui-même, et celle de sa négation. Ce silence imposé, cette falsification des faits, cette construction d’un récit alternatif où les bourreaux deviennent des héros, entretiennent une blessure toujours vive.
Ce devoir de mémoire ne se limite pas à un hommage annuel le 24 avril, ni à l’érection de monuments ou à l’émotion des discours. Il suppose un travail actif : éduquer, transmettre, documenter. Enseigner le génocide arménien dans les écoles, soutenir la recherche historique indépendante, écouter les récits des survivants et de leurs descendants, refuser les simplifications, les amalgames et les falsifications. C’est aussi un devoir de vigilance : comprendre comment les mêmes mécanismes de haine, d’exclusion, de déshumanisation peuvent ressurgir, parfois sous d’autres formes, parfois sous les mêmes.
Dans ce combat contre l’indifférence, les sociétés ne peuvent rester neutres. Car l’indifférence, comme l’écrivait Elie Wiesel à propos de la Shoah, « n’est pas seulement un péché du cœur, c’est un abandon moral». Chaque silence complice, chaque recul face au chantage politique, chaque refus de reconnaître la vérité, fragilise les fondations de notre humanité commune.
Refuser de reconnaître le génocide arménien, c’est aussi refuser de voir ce que ce crime a révélé sur notre monde : l’efficacité bureaucratique du meurtre de masse, la rationalisation politique de l’extermination, et surtout la facilité avec laquelle une société entière peut être rendue complice par l’endoctrinement, la peur ou l’intérêt. En cela, la mémoire du peuple arménien n’est pas seulement une affaire de descendants : elle est un miroir tendu a toutes les nations.
Reconnaître le génocide, ce n’est pas céder à une pression. C’est affirmer une vérité. C’est rendre justice, même tardivement, à ceux qu’on a tenté d’effacer. C’est tracer une ligne éthique entre ce qui peut être toléré et ce qui ne le peut jamais. C’est dire que, même plus d’un siècle plus tard, la dignité humaine ne se négocie pas.
A l’heure où les mémoires se politisent, se marchandent ou se banalisent, le cas du génocide arménien nous rappelle ceci : le souvenir des morts est aussi un engagement envers les vivants. Et que toute reconnaissance historique véritable est un pas vers la paix — une paix fondée non sur le silence, mais sur la vérité, la justice et le respect de la mémoire des peuples.
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Lexique
Génocide : Terme juridique défini par la Convention de l’ONU (1948) comme « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ».
Négationnisme : Attitude consistant à nier, minimiser ou justifier l’existence d’un génocide.
Jeunes-Turcs (CUP) : Parti nationaliste et autoritaire qui dirigeait l’Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale. Il est responsable de la mise en œuvre du génocide.
Syndrome de Sèvres : Concept politique turc désignant la peur que la reconnaissance du génocide mène à une dislocation de la Turquie, en référence au traité de Sèvres (1920) qui prévoyait un État arménien.
Realpolitik : Politique étrangère guidée par les intérêts stratégiques plutôt que par des principes moraux. Elle explique souvent la non-reconnaissance internationale du génocide.
Justice transitionnelle : Ensemble de mécanismes visant à faire face aux crimes du passé (vérité, justice, réparations), souvent bloqués dans le cas du génocide arménien.
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